Dès le début du mouvement chrétien, la foi en Dieu est allée de pair avec la croyance que la mort n’était pas le point d’orgue de l’existence. Quelle que soit la façon dont on l’interprète
aujourd’hui, la proclamation de Pâques fut pour les premiers chrétiens la Bonne Nouvelle de la victoire de Dieu sur le mal et la mort. Cette espérance s’est dite de diverses façons au cours
des siècles, mais particulièrement au travers d’un imaginaire de l’au-delà qui a connu une évolution et des mutations. Avec l’avènement de la modernité, de profonds bouleversements
exégétiques et théologiques ont entraîné différentes relectures de l’imaginaire chrétien de l’au-delà. Nous proposons aux lecteurs de Réforme, à partir de cette semaine, une série
d’articles qui nous feront suivre les étapes significatives de l’imaginaire chrétien de l’au-delà, puis apercevoir les relectures modernes.
À LIRE
Herméneutiques des discours chrétiens sur la mort et l’au-delà,
de l’antiquité à lamodernité
Bruno Gaudelet
Presses Universitaires de Perpignan, 2009.
Du judaïsme au monde grec
Chacun le sait, le mouvement de Jésus s’est peu à peu déraciné de son terreau juif d’origine pour évangéliser le monde gréco-romain et adapter son message aux préoccupations et aux
catégories de la pensée hellénistique. Au fil du temps, une synthèse originale s’est opérée par la fusion et la réinterprétation de différentsmatériaux des deux cultures.
Concernant l’eschatologie, les chrétiens ont emporté dans leurs bagages l’univers de la littérature intertestamentaire juive. Rédigée surtout au premier siècle avant Jésus-Christ mais
également au premier siècle de l’ère chrétienne, cette littérature a développé en Israël une vision de l’au-delà tout à fait différente de celle de l’Ancien Testament. La tradition biblique
vétérotestamentaire ne connaît, en effet, quasiment aucun au-delà. À la mort, le corps retourne à la poussière et le souffle à Dieu qui l’a donné (Qo 12,7). L’ombre et le souvenir qui
restent du vivant descendent alors au séjour des morts (le schéol). Celui-ci ne constitue cependant pas un « lieu » à proprement parler, mais représente davantage une image de néantisation
inspirée de la tombe elle-même ; voire une façon de dire l’irrévocabilité de la mort et l’oubli abyssal de la fosse du temps (Jb 16,26, Ps 88,12, Ps 49,10).
Cette vision de la mort fut bouleversée après le conflit qui opposa les juifs au roi séleucide Antiochus IV Epiphane qui ambitionnait de convertir le peuple d’Israël à Zeus dès son
accession au trône (175-164 av. J.-C.). Ce roi cruel se comporta durant ce conflit comme un monstre, utilisant au besoin la torture pour sa campagne de conversion. Face à ce bourreau et à
ses crimes odieux, un nouvel état de conscience émergea au sein du peuple. Dieu pouvait-il en tant que Créateur « responsable » laisser impunis les crimes atroces des tortionnaires et laisser perdre la vie des
justes dans le schéol ? Les forces du néant et de l’iniquité pouvaient-elles l’emporter sur l’Éternel ? L’idée qu’un jugement dernier châtierait les impies et sauverait les justes de la
mort émergea. Le schéol prit alors une nouvelle consistance. D’image de néantisation, il devint un lieu d’attente où « l’âme » (réinterprétation hellénisante du souffle de Gn 2,7, voir
l’encadré) attendait le verdict divin pour l’orientation de son destin final.
Le livre d’Hénoch, rédigé vers 40 av. J.-C., présente cette nouvelle partition : « On m’a montré vers l’ouest une montagne de roc dur, imposante et élevée. Quatre cavernes s’y
ouvraient, profondes et aux parois parfaitement lisses. Trois de ces cavernes étaient ténébreuses, la quatrième était lumineuse, avec une source au milieu. Raphaël, l’un des saints anges
qui m’accompagnait, me dit : “Ces cavernes doivent rassembler les esprits des morts, c’est à cela même qu’elles sont destinées ; toutes les âmes humaines y seront recueillies. Ces cavernes
sont destinées à être leur prison… jusqu’au jour où ils seront jugés, jusqu’au moment de leur jour final, celui du grand jugement qui sera exercé sur eux”. » (XXII). La suite du récit
explique que les bonnes âmes sont séparées en ce lieu des méchantes qui sont elles-mêmes regroupées selon leurs degrés de culpabilité.
Le scandale de l’injustice et l’exigence morale que le mal soit sanctionné et la vie des victimes sauvée comptent ainsi parmi les moteurs essentiels qui ont fait muter l’imaginaire de
l’au-delà hébraïque.
Ce repérage ne signifie pas que le besoin de réconfort face au trépas n’était pas également impliqué dans l’évolution eschatologique d’Israël, ainsi d’ailleurs que l’attente d’une espérance
plus grande que la perspective désolante du schéol. Mais cela signifie que le déclencheur de la croyance en la Résurrection ne fut pas d’abord la fascination pour l’au-delà ou le désir de
conjurer la mort en la niant, mais bien la nécessité éthique que le mal ne l’emporte pas sur la justice, ainsi que le souci proprement théologique d’essayer de penser Dieu face à la
monstruosité du mal.
L’âme dans le Nouveau Testament
Si la foi au jugement et à la Résurrection a bouleversé la vision de la mort en Israël, elle a aussi modifié la vision de l’humain lui-même. Jugement et Résurrection impliquent, en effet,
que quelque chose de l’homme persiste dans la mort. Le souffle de Gn 2,7 est peu à peu devenu « l’âme » survivante au corps (Si 37,14 ; 2 M 6,30 et 15,30, Sg 2,22, 3,1-4, 4,11).
Certains supposent que les auteurs du Nouveau Testament professent la conception « moniste » de la personne des Hébreux et non le « dualisme » corps-âme des Grecs. Il est vrai qu’étant
rédigés avant les bouleversements intertestamentaires, les livres de l’Ancien Testament ignorent le dualisme corps-âme. Ceci n’est cependant plus vrai pour le Nouveau Testament qui hérite
de l’au-delà et du dualisme intertestamentaire. Sur les 55 occurrences du mot « âme » du Nouveau Testament nous apprenons qu’il ne faut pas craindre ceux qui tuent le corps, mais
bien celui qui peut faire périr âme et corps dans la géhenne (Mt 10,28). Que le chrétien doit garder irréprochables son esprit, son âme et son corps (1 Th 5,23). Que l’âme peut aller bien,
même lorsque le reste de la personne va mal (3 Jn 1,2). Que les fidèles remettent leur âme à Dieu (1 P 4,19). Que le visionnaire de l’Apocalypse voit les âmes de ceux qui sont morts sous la
hache (Ap 6,9). Et que Paul lui-même préfère quitter ce corps pour demeurer auprès du Seigneur (2 Co 5).
B. G.